Speechless [PV Philip Ainsworth] [Terminé]

Voilà des jours qu'il esquivait le sujet. Celui-là même qui revenait sans cesse bourdonner à ses oreilles. Il ne se passait pas une nouvelle journée sans que le japonais n'entende pas parler de l'événement en question. En effet, l'annonce du maire avait été reprise par l'ensemble des médias de la ville. Désormais, le bal masqué était dans tous les esprits et sur toutes les lèvres. Les plus enthousiastes partageaient déjà leurs souhaits de costumes et les idées fusaient sur les réseaux sociaux. Fatalement, la nouvelle parvint jusqu'à ses colocataires. Tout commença par des gloussements, des messes-basses, des conversations qu'il s'épargnait. En vain. Si Naoki tenta d'éviter de prendre lui-même part au bal, c'était sans compter sur l'insistance des deux autres. Viens ce sera amusant qu'ils disaient. Pour t'intégrer qu'ils disaient. En son for intérieur, le japonais les soupçonnait surtout de vouloir un troisième luron avec qui échanger concernant leurs tenues respectives. Parce que deux avis valaient toujours mieux qu'un, c'était bien connu.

Et quand le jour J arriva finalement, il était prêt. Contrairement à Jupiter et Leina, le jeune homme avait opté pour une tenue sobre, presque banale si elle avait été portée dans son pays natal : un kimono sombre, d'une teinte mêlant noir et bleu ensemble. La pièce la plus travaillée de son costume était sans aucun doute le masque qu'il portait, élément indispensable lors d'un bal masqué. Celui-ci représentait un renard ou kitsune, un esprit capable de revêtir plusieurs apparences et jouant volontiers des tours aux humains qu'il jugerait avares. Sage et facétieux à la fois. Tout le contraire de la personne qui se dissimulait sous ledit masque au cours des prochaines heures. Mais cela, ses interlocuteurs n'avaient pas à le savoir. Dans un sens, savoir que le bal serait masqué rassura le japonais. Qu'importent les événements de cette soirée, nul ne pourrait jamais les lui imputer par la suite, sauf peut-être ses deux colocataires, à supposer qu'ils ne soient pas en train de profiter de la fête.

Dès lors que tous les participants furent réunis, la loterie leur attribua à chacun, un partenaire de danse pour la soirée. De ce que Jupiter et Leina lui avaient expliqué, au travers de nombreux exclamations et gloussements, le principe de l'événement était de danser avec un parfait inconnu, lequel le resterait grâce aux masques. Du peu qu'il imaginait, Naoki trouva que ça ressemblait fortement au Gôkon, ces rendez-vous arrangés entre plusieurs célibataires. A la seule différence que l'issue du bal n'était pas tout à fait la même. Du moins, l'espérait-il. Le dos appuyé contre l'un des murs de la salle des fêtes, le japonais lisait et relisait les quelques lignes griffonnées à la hâte sur le bout de papier qu'on lui avait remis à la suite de la loterie. La description du costume de son ou sa partenaire pour la soirée. Une sorcière. Au chapeau pointue et aux grandes chaussures. Naoki redouta un instant qu'il ne parvienne pas à identifier la personne dans la foule. Et pour cause : les participants avaient redoublé d'imagination pour l'événement. Le japonais ne comptait plus les choses étranges qu'il avait vues passer. Et même après le costume de Jupiter...

Et soudain, il le vit. Le chapeau pointu. Il lui passa sous le nez. Si rapidement que le jeune homme crut l'avoir imaginé. Mais quand ses yeux partirent à la recherche de celui-ci, ils découvrirent la silhouette d'une sorcière. Le doute se substitua au soulagement. L'hésitation remplaça l'impatience. Celle de mettre un terme à toute cette attente et ces interrogations. Mû par une force inconnue, Naoki fit un premier pas en avant, puis un autre. La foule était si dense, s'il tardait trop, la silhouette trop furtivement aperçue se perdrait parmi les participants, échappant ainsi à son regard. L'urgence de la situation lui fit accélérer le pas et ses doigts vinrent finalement s'enrouler autour du poignet – plutôt fin – de la sorcière. Trop petite. Trop discrète. Même avec un tel déguisement. Dire qu'elle aurait presque pu passer inaperçue parmi ce carnaval de monstruosités.

« Excusez-moi... »

Son regard chercha à accrocher celui de son interlocuteur, tandis que le prénom de ce dernier, associé à la description, lui revenait subitement à l'esprit :

« Vous ne seriez pas... Philip ? »

Ce fut alors qu'il se rendit compte de son geste. Naoki baissa les yeux en direction du poignet de l'autre et le lâcha brusquement, se confondant en excuses.

« C'est... Je... Le chapeau, j'ai reconnu le chapeau mais vous alliez tellement vite que j'ai eu peur de vous perdre dans la foule. » Silence gêné. « Voulez-vous boire quelque chose ? »

L'entendre lui répondre par l'affirmative manqua d'arracher un soupir de soulagement au japonais. Il n'osait imaginer son embarras s'il s'était trompé de personne. S'excuser. Se justifier pour avoir ainsi retenu un parfait inconnu par le poignet sans aucune raison valable. Lui-même était issu d'un peuple qui n'était pas réputé pour ses mœurs tactiles. Mais voyant la silhouette de la petite sorcière s'éloignait vite, trop vite, Naoki s'était vu contraint d'agir. C'était une chose nouvelle, tout comme le tutoiement à tout va d'ailleurs. Le japonais pensait pouvoir s'y habituer en vivant avec Jupiter et Leina mais force était de constater qu'il aurait besoin d'encore un peu de temps pour s'y faire. La voix de son interlocuteur lui parvint de plus belle et Naoki posa alors les yeux sur la coupe de champagne que l'autre lui agitait sous le nez.

« Oh, je vois... »

Pas assez rapide. Pas assez au fait de comment ce genre de soirée se déroulait. Lui qui avait voulu bien faire en proposant à boire à son partenaire d'un soir, voilà qu'il se sentait stupide. Heureusement, la suite des propos de Philip lui redonna confiance en sa qualité de binôme attentif.

« Je ne sais pas encore si je vais prendre quelque chose à boire... »

N'était-ce pas supposé être un bal ? Un événement fait pour danser ?

« Mais nous pouvons nous rapprocher du buffet en effet. »

Incertain quand au choix d'utiliser vous ou tu, le japonais opta pour éviter d'employer l'un ou l'autre. Il aviserait au cours de la soirée s'il se sentait à l'aise pour tutoyer l'inconnu que constituait Philip à ses yeux. Autour d'eux, la soirée battait son plein. Du coin de l’œil, il remarqua sans peine le dinosaure qui se donnait en spectacle devant quelques curieux amusés. Jupiter... Toujours aussi gamin. Ce n'était même pas un costume effrayant ! Par chance, les invités ne s'attardaient pas longtemps autour du buffet. Les allées et venues étaient nombreuses, la salle des fêtes suffisamment grande pour que des groupes se forment ci et là.

« Le costume... C'est bien trouvé. » commença-t-il, laissant volontiers Philip se servir au buffet à sa guise. « Je veux dire... Certains font tellement dans l'excentricité qu'ils en oublient le thème de la fête... La simplicité a parfois du bon. »

N'est-ce pas Jupiter ? Oui, tout à fait, je parle de toi en disant ça. J'espère que tu éternues sous ton costume de dinosaure au moment où je prononce ces mots.

Le regard perdu dans ce flot de couleurs et de sons qu'étaient les festivités, Naoki réalisa soudain qu'il en avait peut-être trop dit, trahissant par là le fond de ses pensées concernant le bal, aussi il reporta son attention sur la silhouette à ses côtés.

« Ce sont... des soba au thé vert ? »

Là, parmi les différents plats et mets proposés, il crut reconnaître les fameuses nouilles originaires de son pays. Sans doute que la couleur avait paru appropriée pour célébrer Halloween, comme en témoignait les œufs durs en forme de fantôme que se mêlaient aux filaments verts.

« C'est japonais... Vous voulez goûter ? Ne vous fiez pas à leur couleur, on ne sent presque pas le thé... Euh, est-ce que tout va bien ? »

Dire que le visage de Philip avait revêtit la même teinte que les soba serait exagéré mais il avait cependant changé de couleur.

Un éclat de rire soudain se fit entendre non loin d'eux. Un peu trop bruyant au goût du japonais, qui en sursauta même. Son attention se porta brièvement sur le groupe de participants d'où émanait l'exclamation d'hilarité, à tel point qu'il faillit ne pas entendre la réponse de son partenaire de la soirée. Intrigué par celle-ci, Naoki détailla le profil de son interlocuteur du coin de l’œil. C'était sans compter que les interrogations de ce dernier, lesquelles firent naître l'ombre d'un sourire sur ses lèvres.

« Le masque est celui d'un Kitsune. Un esprit farceur, réputé pour jouer des tours aux humains. J'ai pensé... que, peut-être, ce serait en accord avec le thème de la soirée. »

Après tout, ne menaçait-on pas de jeter un sort à ceux qui n'offraient pas de bonbons ? Trick or treat. Le slogan avait envahi les rues depuis des semaines déjà, bourdonnant en boucle à ses oreilles. Évidemment, ce n'était qu'une manœuvre commerciale de plus pour pousser les individus à la consommation. Le japonais accueillit le compliment avec gratitude mais ne put s'empêcher de faire remarquer un détail important à ses yeux :

« Merci mais je n'ai pas eu à faire grand-chose... Le kimono était déjà à moi, je n'ai eu qu'à élaborer le masque. »

Rassuré d'entendre que son partenaire se sentait bien, Naoki ne le fit pas attendre plus longtemps, lui servant une assiette de nouilles vertes. Le commentaire qui s'échappa d'entre les lèvres de Philip lui tira un rire bref.

« Et oui, ils se mangent froid le plus souvent. Ou alors chaud, dans une soupe. Mais j'imagine qu'il était plus simple de les consommer de la sorte. Ravi que ça te plaise en tout cas. »

Le constat mit quelques secondes à lui parvenir. Le tutoiement lui était venu naturellement et le japonais en fut le premier surpris. S'il savait que ça ne dérangeait pas son interlocuteur, Naoki avait du mal à comprendre comment il avait pu s'habituer aussi vite au fait de tutoyer un parfait inconnu. La question qui suivit le tira brutalement de ses pensées pour le ramener au moment présent.

« Euh, oui. »

Songer à son pays natal réchauffait autant que cela détruisait son cœur. Un japonais en Nouvelle-Zélande ? Passée la théorie du touriste, les gens finissaient par lui demander ce qu'il pouvait bien faire ici. Le travail ? Les études ? Naoki aurait pu s'inventer mille raisons pour justifier sa présence ici. Pour mieux éviter d'évoquer son métier et ainsi se prémunir des rapprochements éventuels que ses interlocuteurs pourraient faire sur sa personne. Non pas qu'il soit connu hors des frontières japonaises mais il n'avait pas fait tout ce chemin pour ruiner sa tentative de démarrer une nouvelle carrière. Une nouvelle vie.

« Je commence doucement à prendre mes marques ici. Mes colocataires disaient que cette soirée serait un bon moyen de rencontrer du monde. Ils avaient raison je suppose. Et toi ? Tu es étudiant ? »

Vu l'âge apparent de son interlocuteur, cela était plausible. Curieux à l'idée d'en apprendre davantage sur Philip, le japonais se saisit de l'occasion pour changer le sujet de leurs échanges.

Alors comme ça, son interlocuteur aussi pensait que prendre part à cette soirée était une bonne idée ? Naoki encaissa la réponse sans rien dire. Au fond de lui, il était partagé. S'il se méfiait de ce que ses colocataires pouvaient qualifier de « cool » ou « sympa » compte tenu de leurs états d'esprit, il ne pouvait pas en dire autant de Philip. En comparaison des deux autres, la petite sorcière semblait plus calme et posée, presque effacée. Sans doute était-ce en raison de la personnalité de la personne qui se cachait sous ce grand chapeau pointu. Peut-être Philip était-il tout simplement de nature réservée. Si même ce dernier osait prendre part à un tel événement – pour braver sa propre timidité ou pour se prouver quelque chose qui sait ?  –  alors le japonais se fit mentalement la réflexion qu'il était en mesure de faire un effort lui aussi. Ravi d'en apprendre davantage sur le profil de son interlocuteur, Naoki était sur le point de rebondir sur la question des langues étudiées quand le plus jeune crut poli de lui retourner la question. Aux souvenirs de ce qu'avaient été ses études, un sourire vint prendre forme sur ses lèvres.

« Non, je travaille, je suis... testeur de jeux vidéos. »

La probabilité pour que la petite sorcière rencontre le T-Rex était faible. Cependant, le japonais ne voulait prendre aucun risque. Avec l'esprit de la fête et l'alcool, les langues se déliaient. Et la soirée était encore longue. Beaucoup de choses pouvaient encore survenir. Si les questions précédentes l'avaient renvoyé à des souvenirs plutôt heureux, le rendant presque nostalgique de cette époque révolue, la suite le fit se raidir en revanche. Sa gorge s'assécha en même temps que son rythme cardiaque s'accéléra malgré lui. Le battement se répercuta jusque dans ses oreilles, bourdonnant à l'intérieur de celles-ci, à tel point que Naoki faillit ne pas entendre les propos qui suivirent la question qu'il redoutait.

Tu n'es pas obligé de répondre, vraiment.

Comme ces mots sonnaient faux à ses oreilles. Évidemment qu'il l'était. Refuser de répondre aurait paru plus suspicieux encore. La présence d'un étudiant étranger en Nouvelle-Zélande n'aurait étonné personne, pas même un japonais. Mais un expatrié ? Une mutation professionnelle n'était jamais anodine et avec le métier qu'il venait de révéler, Philip était en droit de se demander ce qui pouvait le pousser à venir s'installer ici. Dans un pays aux mœurs et à la culture radicalement opposées à la sienne qui plus est.

« Ce n'est rien. »

Sa voix lui parvint de très loin, mal assurée et en partie couverte par le fond sonore.

« C'était... par choix professionnel. J'ai été recruté par une boîte locale. »

Là encore, cela lui semblait très peu convainquant à l'oreille. Mais pris de court comme il l'avait été, Naoki ne trouva rien de mieux à inventer sur le moment présent. Et dans le fond, le mensonge s'inspirait de la vérité. Il était effectivement employé par une boîte néo zélandaise, à la seule différence que c'était lui qui avait été à l'origine du contact et non l'inverse. Quant à la subtile nuance entre le fait de gagner sa vie en jouant plutôt qu'en testant les jeux... Le japonais voyait cela comme un demi-mensonge.

« Ce n'est pas vraiment intéressant à raconter. »

Et tu n'en as pas vraiment envie.

« Qu'étudies-tu comme langues à l'université ? C'est un très bon choix, tu es certain de trouver un métier qui te plaît. Je n'ai jamais été très doué pour les études... » conclut-il en laissant échapper un rire nerveux, une main glissant sur sa nuque. « Aller aussi loin, c'est impressionnant. »

L'Europe hein ? Le simple terme résonnait de manière tellement abstraite à ses oreilles. Avec l'anglais comme langue internationale, parfaite pour les échanges en tous genres entre les peuples, certains auraient certainement perdu leur intérêt pour les autres qui existaient malgré tout. Pourquoi choisir la difficulté quand la facilité s'offrait à vous de manière spontanée ou presque ? Lui-même avait quelques notions dans la langue de Shakespeare, non pas en raison de son assiduité à l'école mais plutôt parce que la plupart des termes de gaming provenaient de l'anglais. Naoki écouta son interlocuteur sans interrompre ce dernier, bien trop impressionné d'apprendre qu'un garçon en apparence si jeune se projetait autant dans l'avenir. Traducteur, polyglotte, globe-trotteur... Philip avait-il seulement conscience de l'admiration qu'il suscitait chez le japonais ? Probablement que non.

« Sugoi*... »

Le murmure lui avait échappé dans un souffle, en même temps que le retour à sa langue natale. Alors qu'il prend conscience de son égarement linguistique, embarrassé à l'idée que l'autre se vexe de l'entendre ainsi s'exprimer dans une langue qu'il ne peut comprendre – qui sait, peut-être irait-il penser que le japonais se moquait de lui ?  – Naoki s'empressa d'ajouter :

« Pardon... Je ne m'attendais pas à... Enfin, c'est très impressionnant. J'ai... pris la décision de venir vivre ici et pourtant je ne maîtrise pas si bien la langue. »

Alors faire un tour du monde ? Impensable.

« J'espère que tu parviendras à parler toutes ces langues Philip. »

S'il se savait incapable d'en faire autant ou même seulement de l'envisager, le japonais tenta malgré tout de communiquer tout son soutien à son interlocuteur. Cela sonna de manière insuffisante à ses oreilles et le sourire qu'il lui adressa lui parut tellement maladroit. Il s'en voulut presque de ne pas trouver les bons mots pour exprimer convenablement ses encouragements au plus jeune. En fin de comptes, ce fut Philip qui relança la conversation, avec beaucoup de sagesse et de tact. Naoki l'en remercia silencieusement. Mieux, la remarque qui suivit lui tira un bref rire.

« Oui, je l'aime... » souffle-t-il, le sourire aux lèvres.

En dépit de tout ce qu'il s'était passé et des dégâts qu'il avait causé. Sa passion demeurait intacte. Par moments, il se détestait pour cela, jugeant qu'il ferait mieux de tout arrêter. Pour se punir et payer le prix de ses actes. Mais comme il l'avait laissé entendre plus tôt, les études et lui ne faisaient pas vraiment la paire. Et retrouver un travail sans réel diplôme n'était pas gagné d'avance. Perdu plutôt. A moins de se rabattre sur de petits boulots, payés au lance-pierre. Une idée qui lui avait mainte et mainte fois traversé l'esprit. Sans doute aurait-il pu s'y résoudre s'il était demeuré au Japon, même s'il prenait le risque d'être reconnu en étant au contact de la clientèle. Alors qu'ici... Nul ne le connaissait. Mais tant de nouvelles barrières se dressaient à présent. La langue mais aussi la culture, les mœurs...

« Je pense... » finit-il par reprendre, doucement. « Qu'on n'a pas vraiment conscience des choses que l'on accomplit jusqu'à ce qu'on nous le dise. Cela fait partie de notre quotidien, à tel point qu'on n'y prête plus attention et que l'extraordinaire devient ordinaire mais... Je suis certain qu'ils ne sont pas beaucoup à avoir un tel rêve à ton âge. Tu as le droit d'en être fier. »

Ceux qui avaient toujours rêvé de se rendre dans un lointain pays ne voyaient que leur souhait, pas leur étonnante entreprise. Ils se contentaient de suivre leur but alors que beaucoup ne comprenaient pas le sens d'une telle initiative.

« Il n'existe pas de petit but dans la vie. Le plus important est de trouver le sien. » Pause. « Désolé, je parle trop. » se reprit-il sur la fin, en passant une main sur sa nuque, gêné. « Ton verre est presque vide... Je te ressers ? »





*Sugoi : impressionnant

Impressionnant. Non. Il en faut, du courage ! Il se trompe. A cet instant, la petite sorcière n'a jamais été aussi loin de la réalité le concernant. Ce n'était pas pour relever un défi lancé à soi-même que le japonais avait décidé de venir s'installer en Nouvelle-Zélande mais bien pour fuir sa propre situation. Au final, ce n'était rien de plus que de la lâcheté pure et simple. Celle qui vous saisissait lorsque vous refusiez d'affronter vos problèmes. Commencer une nouvelle vie, une nouvelle carrière, reprendre de zéro. Non, Naoki ne se trouvait pas courageux. A ses yeux, le plus jeune l'était bien plus pour entreprendre de telles études et pour se fixer  pareils objectifs. Philip était plus ambitieux que le japonais ne le serait jamais. Alors il ne répondit rien, préférant laisser son interlocuteur se persuader qu'il l'était aussi, courageux.

« Une question de point de vue ? » répéta-t-il, incertain de la manière dont interpréter les propos de Philip.

Après s'être enquis de ce que l'autre souhaitait boire, Naoki s'appliqua à lui remplir son verre, ignorant le nombre que son interlocuteur avait déjà vidés. La soirée n'en était qu'à quelques heures de son déroulé, ce ne devait pas être si important que ça. Du moins, le japonais essayait de s'en convaincre. Il avait déjà connu plus ivre que ne l'était Philip. Ses colocataires et Charlie étaient de bons exemples en la matière. D'ailleurs, il ne serait pas surpris de se faire réveiller une fois de plus cette nuit-là, quand les deux – trois autres se décideraient finalement à rentrer à l'appartement.

De nouveau silencieux, Naoki écouta patiemment son interlocuteur reprendre sur sa lancée, une fois son verre rempli. D'une certaine façon, la petite sorcière résumait ses propos. Avec ses propres mots. Au final, le japonais était soulagé – heureux peut-être ? – que leurs points de vue se rejoignaient à ce sujet. En fin de comptes, il aurait beau répéter à Philip à quel point son objectif actuel était impressionnant à ses yeux, le plus jeune vivait avec depuis tellement d'années que cela en était devenu... banal ? Comme le fait de tenir une manette pour le japonais.

« … je ne cherche pas à faire le score le plus élevé... » souffla-t-il doucement au point de ne pas être entendu.

Ah, l'écart générationnel. Parce qu'il avait dit qu'il était d'ores et déjà dans la vie active, ça faisait forcément de lui un vieux ? Ça couplé au fait qu'il était japonais – et donc, insensible aux ravages du temps c'était bien connu ! – son interlocuteur le renvoyait inconsciemment à une époque où les jeux vidéos consistaient uniquement à obtenir sans cesse plus de points que ses adversaires. Dieu merci, il avait connu autre chose que Pac-Man depuis lors... En revanche, la question qui vint conclure les explications de Philip le fit se raidir. Son but hein ? Naoki n'en avait aucune idée. Il avait même cessé de s'interroger à ce sujet depuis des mois maintenant. Depuis cette triste affaire en réalité. Le genre à vous couper les ailes.

« J'en avais un, avant. »

Et maintenant ? Se faire oublier ? Rattraper ses nouveaux collègues ? Devenir bilingue en anglais ? Parvenir à se repentir ?

« Maintenant, je ne sais pas. » avoua-t-il avec une sincérité déconcertante.

Réalisant soudain que sa réponse pouvait paraître désabusée, sinon inquiéter Philip, le japonais s'empressa d'ajouter :

« Peut-être que je pourrais faire comme toi et me mettre aux langues étrangères ? Au moins essayer de maîtriser l'anglais... Ce serait un bon but tu ne trouves pas ? »

Leur conversation fut soudain interrompue par de grands éclats de rires, lesquels couvraient presque entièrement le fond sonore de la salle des fêtes. Intrigué, Naoki reporta son attention sur la piste de danse... Ce fut sans surprise qu'il reconnut le dinosaure se déhanchant au milieu des autres danseurs, comme un pauvre diable oubliant le dernier de ses complexes. Les rires provenaient de ces derniers, tandis qu'ils s'écartaient prudemment du T-Rex en action. Et dire que cet énergumène était son colocataire. A cet instant, le japonais ne sut pas déterminer ce qui prit le pas parmi les diverses émotions qui le traversaient. Dépit ? Désespoir ? Désillusion ?

« Mais quel idiot. » lâcha-t-il finalement, dans une forme de résignation accusatrice.

En son for intérieur, il songeait déjà à l'état de l'appartement quand Jupiter remettrait les pieds dedans, vêtu de son costume. A ce rythme, il était bon pour rentrer à pied. Jamais aucun taxi n'accepterait de le prendre vu les fluides divers qui recouvraient son costume.

Aux éclats de rire succédèrent les applaudissements des curieux témoins du spectacle vivant qu'était Jupiter à lui tout seul. Dire que l'apparition de la petite sorcière dans son champ de vision lui avait évité une conversation plus que gênante avec son colocataire. Et jusqu'à présent, Naoki s'estimait heureux de n'avoir pas croisé Leina ou même Charlie. La voix de Philip l'arracha soudain à ses pensées, lui faisant tourner la tête en direction de ce dernier. Du temps. Voilà une manière bien  élégante de formuler les choses. Et même si son interlocuteur avait raison dans le fond, se l'entendre ainsi rappeler par quelqu'un de plus jeune que lui mit le japonais dans l'embarras. Devait-il lui dire son âge ? Avouer qu'il approchait de la trentaine et qu'il serait plus que temps pour lui de trouver sa voie ? Il avait pensé que c'était le cas jusqu'à cet incident...

« Tu as raison. » souffla-t-il dans un demi sourire.

Le plus jeune n'avait pas tort, il serait injuste de sa part de remettre en question ses propos. Et ce, même si Naoki doutait d'y être encore éligible. Brusquement, le monde changea de perspective quand une main étrangère vint saisir la sienne, l'entraînant dans une nouvelle direction. Le japonais eut tout juste le temps de poser les yeux sur la silhouette au chapeau pointue qui s'avançait déjà vers la piste de danse, que les mots de Philip lui parvinrent.

« Quoi ? Attends, ce n'est pas... »

Le moment ? Le lieu ? Au contraire, il s'agissait d'un bal masqué. Et si l'accent avait volontairement été mis sur les costumes des participants, exacerbant l'enthousiasme de ces derniers, l'événement n'en demeurait pas moins dansant.

« Attends Philip ! Je ne peux pas danser, j'ai... j'ai encore mon verre... Désolé, je suis certain que tu trouveras quelqu'un d'autre pour cette danse. »

Une excuse était une excuse. Le japonais reprit doucement sa main, se confondant en excuses auprès de son partenaire et effectuant mille courbettes comme cela était le cas dans sa culture. Au fond de lui, Naoki était certain que le plus jeune trouverait quelqu'un pour danser avec lui. Mais au moment où il pivotait sur lui-même pour faire demi-tour, il tomba nez-à-nez avec un T-Rex. Le sommet du costume entra même en contact avec son visage, ses lèvres se posant sur le plastique en une sorte de baiser volé.

Chu ~ ♡

Temps mort. Temps figé. Naoki mit quelques secondes avant de réagir. Quand il réalisa finalement la situation, il se recula vivement, manquant de renverser le contenu de son gobelet par terre. Mais c'était à présent le cadet de ses soucis.

« Jupiter ? Qu'est-ce que tu fais là ? »

Et surtout, si proche ? La piste n'était-elle pas suffisamment grande sans qu'ils aient à se frôler de la sorte ?

« Excuse moi, j'essaye de quitter la piste... »

Tout le monde n'avait pas envie de se donner en spectacle comme toi tu le faisais.