Le chemin des regrets [PV Jupiter]

Cette journée qui s'était d'abord présentée à lui comme ordinaire s'était finalement révélée pleine de surprises et surtout riche en émotions. En particulier des bribes de sa conversation avec Leina qui lui revenaient sans cesse en tête. Peut-être avait-il eu tort de réagir aussi violemment envers Jupiter lors du bal. Même s'il n'appréciait pas spécialement ce dernier, la jeune femme était catégorique : leur colocataire n'avait pas pensé à mal à l'inviter à danser et il fallait davantage interpréter son geste comme une tentative maladroite de témoigner son affection. Et puis, il y avait cette liste de courses sur laquelle figuraient des légumes que ni l'un ni l'autre des deux amis n'avait l'habitude d'acheter. Des trois, le japonais était le seul à cuisiner de façon saine et il n'était pourtant pas à l'origine de ces ajouts. L'étonnement de Leina avait acheté de le convaincre. Ce ne pouvait qu'être Jupiter. Restait à savoir pourquoi ce dernier s'était soudain mis en tête de cuisiner des légumes. Cela ne lui ressemblait pas, la surprise de la jeune femme n'était pas feinte. Et Naoki avait bien constaté de lui-même en quoi consistait leur alimentation de tous les jours. Le souvenir des pancakes carbonisés des suites de son entrée officielle au sein de la colocation demeurait bien net dans son esprit. Non, aucun de ces deux-là ne savaient réellement cuisiner... A l'exception des pâtes et autres aliments faciles à préparer par des étudiants... Si même Leina ignorait la raison qui motivait son ami à se mettre au vert, la curiosité du japonais s'en trouva décuplée. Se pourrait-il que ce soit là un moyen pour le plus jeune de s'excuser pour ce qui s'était produit lors du bal ? Après tout, Leina n'avait pas mâché ses mots en affirmant qu'ils avaient tous les deux remarqué à quel point leur nouveau colocataire éviter leur compagnie. Cela avait toujours été plus ou moins le cas, et l'incident avec Charlie n'avait pas arrangé les choses, ce dernier passant beaucoup trop de temps à l'appartement.

Une fois rentrés et les courses rangées, la jeune femme renouvela sa proposition de lui montrer comment on se servait d'un tampon. Son offre s'accompagna d'une moue malicieuse, elle-même suivie d'un rire franc en découvrant l'expression de son interlocuteur. Peu désireux de se remémorer leur escapade au rayon hygiène féminine, Naoki déclina avec tout le tact dont il était capable, rassuré de constater que sa colocataire n'insistait guère. Quand elle eut refermé la porte sur elle, le japonais s'autorisa un soupir de soulagement. La tempête rose était enfin terminée. Des bruits caractéristiques de touches que l'on presse frénétiquement lui firent tourner la tête. Jupiter se trouvait dans le canapé du salon, casque sur les oreilles et visiblement en pleine partie. Sans doute ne les avaient-ils même pas entendus rentrer... Naoki l'observa pendant quelques secondes, hésitant. La main dans la poche, ses doigts rencontrèrent le papier froissé de la liste des courses. Cela faisait plusieurs jours que son colocataire et lui n'avaient pas véritablement eu de conversation. Et le japonais ne savait pas comment engager celle-ci. Pour autant, il voulait en avoir le cœur net. Il aurait presque juré entrevoir le petit pouce en l'air de Leina avant que cette dernière ne s'enferme, comme un encouragement silencieux pour l'inviter à briser la glace. Jupiter avait été celui qui était venu s'excuser en premier, c'était à son tour de faire un pas en avant... Le japonais inspira profondément puis s'approcha du plus jeune. Il alla même jusqu'à se planter carrément devant la télévision, masquant complètement l'écran – et le jeu par la même occasion – pour être certain d'avoir l'attention de Jupiter. Quand ce dernier se résolut à lever les yeux vers lui, Naoki se contenta de sortir la liste des courses pour la lui montrer.

« C'est toi qui a ajouté les légumes à la liste pas vrai ? Pourquoi ? Tu n'en manges même pas. C'est Leina qui me l'a dit. »

N'avait-il pas remarqué son propre bac à légumes sur le point de déborder dans le frigo ? Etait-il à ce point insouciant et si peu soucieux de ceux qui l'entouraient ? Ou alors, était-ce sa manière de penser à lui ? Cette simple pensée le fit se radoucir et il baissa lentement le bras.

« Je suis désolé... D'avoir réagi de la sorte lors du bal. C'était excessif et tu... ne pensais pas à mal. »

La véritable honte, il venait de l'expérimenter aujourd'hui même, en achetant des protections hygiéniques pour sa colocataire.

La confirmation ne tarda pas à franchir les lèvres de son interlocuteur. Oui. Alors c'était bien Jupiter qui avait modifié la liste des courses. Mais face à ses accusations, ce dernier tenta vainement de se justifier. Le japonais haussa un sourcil, l'expression dubitative quand son colocataire affirma manger des légumes. Il n'en croyait pas un traître mot. Cependant, il n'eut pas l'envie de débattre indéfiniment sur le sujet. Connaissant l'animal, Jupiter trouverait toujours une excuse bidon. Voyant le silence revenir s'installer entre eux, Naoki fut le premier à changer de sujet, la liste n'étant qu'un prétexte dans le fond. Sa conversation avec Leina lui avait fait réaliser combien sa réaction lors du bal était exagérée. Toutefois, les excuses de son interlocuteur le surprirent et le japonais hocha lentement la tête.

« D'accord, merci. »

Mis bout à bout, les deux mots sonnèrent de manière maladroite à ses oreilles. Il avait dit ce qu'il avait à dire et son colocataire ne trouvait rien à y redire. Ils se comprenaient. Quoi ajouter de plus ? Tant pis pour les légumes. Il les cuisinerait avant qu'ils ne pourrissent. Alors qu'il était sur le point de tourner les talons, la question de Jupiter l'interpella.

« Oui. Je n'attrape plus de coups de soleil quand je sors. »

Ce qu'il avait pu rougir les premières semaines ! A tel point que le japonais avait espacé ses sorties entre elles. A présent, même la chaleur parfois étouffante ne le dérangeait plus.

« Je m'habitue au quartier. C'est de plus en plus facile de mémoriser les trajets. »

Et les gens ? Leur franchise déroutante ? Naoki ne voulait pas aborder ce sujet, conscient qu'il ne pourrait pas se montrer complètement neutre là-dessus. Il ne voulait pas vexer son interlocuteur, alors même que ce dernier faisait des efforts pour le mettre à l'aise. Parfois un peu trop d'ailleurs... Le son en arrière plan lui rappela celui du jingle de défaite dans Mario Kart et le japonais tourna la tête en direction de la télévision.

« Tu as perdu on dirait. » Puis après une pause, il ajouta : « Tu ne devrais pas choisir ce modèle de véhicule pour ton personnage. Il est moins rapide que les autres. »

Le commentaire lui avait spontanément échappé et il s'en serait mordu la langue. Le joueur en lui avait parlé, l'habitude avait fait le reste. Devant l'évidence même, Naoki n'avait pu s'empêcher d'en faire la remarque.

« Désolé de t'avoir dérangé en pleine partie, je vais aller cuisiner ces légumes. » tenta-t-il de se rattraper, tournant les talons pour rejoindre la cuisine.

Le sarcasme lui passa royalement au-dessus de la tête. Encore un truc culturel comme diraient certains. Tout comme le fait de comprendre les double-sens. Combien de fois en avait-il fait les frais lors de ses conversations avec ses colocataires ou même Charlie ? En revanche, le japonais s'y connaissait suffisamment pour savoir qu'avec une pareille combinaison, Jupiter n'avait aucune chance de l'emporter face à ses adversaires.

« Mais tu étais en train de perdre non ? »

Malgré les apparences, ce n'était pas son souhait d'enfoncer son interlocuteur ou de se montrer insolent. Naoki était simplement factuel. Il avait eu l'occasion de jeter un œil à l'écran avant d'interpeller le joueur. Il avait été le témoin silencieux de sa bataille acharnée et pourtant perdu d'avance... Si bien qu'il s'était permis d'aborder son colocataire, conscient que son action n'impacterait pas le résultat de la course.

« Quelques années je dirais... Il est sorti il y a un moment déjà. »

Ce n'était pas mentir. Il n'avait pas non plus besoin d'entrer dans les détails. De décrire sa première fois. Avec une manette dans les mains évidemment.

« Tu sais, je ne suis pas... Enfin... Je me débrouille mais... »

Quelle idée avait-il eu de commenter la partie de son colocataire ? Et pourquoi l'autre insistait-il autant pour le voir à l’œuvre ? N'avait-il pas retenu la leçon depuis le bal d'Halloween ? Ou était-ce l'occasion d'enterrer ce souvenir malheureux à jamais entre eux ? Quand Jupiter le supplia presque de l'aider à passer le niveau en question, le japonais hésita. Son regard alla de la manette tendue dans sa direction au visage de son interlocuteur et il finit par se saisir de la première.

« D'accord mais une seule partie. »

A l'invitation de Jupiter, il prit place aux côtés de ce dernier sur le canapé, face à la télévision. Se retrouver avec une manette dans les mains le renvoya des années en arrière, quand il n'était encore qu'un petit garçon passionné de jeux vidéos. Le lui de l'époque ignorait encore qu'il ferait de sa passion, son métier. Depuis, il avait troqué la manette pour le clavier. Non pas que le changement lui déplaisait mais renouer avec cette sensation si particulière le rendit nostalgique l'espace de quelques secondes. Naoki ne perdit pas davantage de temps, retournant dans les paramètres pour modifier le véhicule. Pas question de changer le personnage. Lui aussi adorait Yoshi !

« Ce niveau n'est pas le plus facile du jeu... » commenta-t-il alors que la partie était sur le point de démarrer. « Je suis surpris que tu sois arrivé aussi loin avec une si mauvaise combinaison. Ah, ça commence ! »

Sans réellement prêter attention à la réponse de l'intéressé, le japonais se plongea dans le jeu. Un démarrage en fanfare, les automatismes revinrent bien vite. Comme s'il n'avait jamais cessé de jouer à Mario Kart. Après tout, on n'oubliait pas comment conduire une voiture. Les tours s'enchaînaient, toujours plus vicieux les uns que les autres à mesure que la ligne d'arrivée se rapprochait. Naoki ne se priva pas pour recourir aux raccourcis qui se présentaient sur la route, ne se préoccupant pas de savoir si son colocataire reconnaîtrait cette manière de jouer. Il était trop concentré pour ça, oubliant sa prudence. Baissant sa garde. Et quand il passa finalement la ligne d'arrivée, premier de la course, un instant de silence suivit.

« Bon courage pour les niveaux suivants. » lança-t-il en rendant la manette à Jupiter, tout modeste qu'il était.

Je veux juste m'amuser. Devait-il lui dire que l'on pouvait s'amuser tout en respectant ces mêmes règles faites pour gagner ? Qu'il n'y avait aucun plaisir à tricher, utiliser de cheat codes et qu'au bout du compte, la persévérance se muait souvent en frustration, voire en dégoût. Que les jeux vidéos étaient un sport comme les autres où il était nécessaire de s'entraîner pour maîtriser les techniques ? Naoki garda pour lui toutes ces remarques.

Il savait que trop bien comment était Jupiter. S'amuser. Voilà tout ce qui l'intéressait dans la vie. Ah ça pour avoir la critique facile... Le fil de ses pensées se perdit devant l'écran et le déroulement de la partie l'absorba complètement. Jusqu'à en oublier la personne assise à ses côtés. Quand le japonais se sépara de la manette à son tour, il constata la réaction de son interlocuteur. Il en avait trop fait. Évidemment, les questions ne tardèrent pas à s'élever dans le salon qu'ils partageaient.

« J'y joue depuis sa sortie. Pas en continu bien sûr, j'ai essayé d'autres jeux par la suite mais... Comme il n'est pas tout récent, j'ai eu le temps d'apprendre quelques trucs depuis le temps. »

La conversation prenait une tournure moins confortable – l'avait-elle déjà seulement été avec Jupiter ? – et Naoki réfléchit à comment détourner l'attention de ce dernier.

« Ce n'est pas bien sorcier tu sais. Ce ne sont que des mécanismes, des combinaisons à connaître. »

C'était légèrement simplifier son métier présenté ainsi. Mais si ça pouvait lui permettre de faire disparaître ces étoiles des yeux de son interlocuteur et de faire que son apparent exploit n'en soit plus un, le japonais était prêt à tout.

« … Tu veux que je te montre ? Ou tu préfères persévérer à ta manière ? »