Callisto » On se sent déchiré et en pièce et en morceaux . TERMINÉ

Estrade, scène, les mêmes, presque, que celles que l'école que Callie a fréquenté à Wellington. Nostalgie bien trop oubliée, trop souvent laissée de côté, comme si elle n'avait pas le temps d'y penser, pas la possibilité, pas l'autorisation, parce que la vie va trop vite, que maman est trop pressée, maman va trop vite, alors faut aller vite aussi, Callie.
Estrade, scène, et les jeunes de l'âge de Callie, les rêves plein les yeux et plein la tête, comme elle, y a cinq ans. Nostalgie bien trop oubliée, trop souvent laissée de côté, parce qu'il n'y a pas la place pour y penser, à l'innocence de la jeunesse sacrificiée, pas le temps pour vouloir revenir en arrière, pas le temps pour les regrets .

La période est calme en ce moment, pour maman comme pour Callie, alors elle a pu accepter l'invitation qu'elle avait reçu quelques semaines plus tôt pour aller, avec d'autres personnes de son milieu, des têtes familières, toujours les mêmes , rencontrer les étudiants de l'école d'arts dramatiques.
Des gamins comme elle, sûrement avec un peu de moins chance, on le lui glisserait à l'oreille et elle grimacerait.
Peut-être qu'elle ferait partie de ces gamins, dans un autre monde, ou peut-être qu'on t'aurait laissé être Callie, sans maman, loin de maman.

Callie a parlé, sur la scène, avec ses collègues, avec les étudiants. Ça n'avait pas l'air de vouloir dire grand chose, pourtant, quoiqu'elle possédait le même diplôme qu'eux, qu'elle avait suivi les mêmes cours, qu'elle était bien à même de leur en parler.
Elle avait répondu aux questions, mais ça aussi ça ne voulait pas dire grand chose. Peut-être que maman avait bien plus sa place ici.
Callie sourit pourtant, c'est qu'elle doit être contente d'être ici, c'est que ça doit lui faire du bien.

Le buffet n'est pas pour Callie, parce qu'il faut faire attention, ma grande , pourtant elle traîne autour, les yeux qui lèchent les tartelettes et les entrées fraîches, les doigts qui jouent avec le tissu de la robe pour ne pas attraper un morceau de chocolat, elle qui en a déjà goûté un. Elle traîne, elle ne fait pas attention, c'est fatal, de croiser quelqu'un, de devoir lever les yeux pour s'excuser, parce que les têtes sont souvent plus grandes que celles de Callie.
Un étudiant, un sourire, et Callie y répond, robotique, habitude, pourtant c'est quand même sincère, au fond, mais ça ne veut rien dire, ce qu'il dit. Oh, c'est gentil... C'est vachement chouette, comme études, tu verras les dernières années sont géniales. Callie acquiesce, quoiqu'elle n'est pas certaine qu'elle ait à le préciser - le type ne serait pas là si ça ne l'intéressait pas ?
Le sourire s'efface vite, les yeux s'arrondissent, et Callie se demande, si c'est sa tête, qui l'a envoyé, si les pensées finissent par se matérialiser, par s'imposer si fort qu'elles finissent par sortir de la bouche de quelqu'un d'autre pour se faire entendre. Imposture . Eh... C'est pas ma mère qui a été en cours à ma place donc je sais pas trop ce que ça fait, désolée.  

Imposture. Callie ravale sa salive, celle qui stagne dans la gorge, donne un coup amer, celle qui menace de la faire vomir, régurgiter ses tripes sur le sol jusqu'à ce qu'elle soit complètement vide, coquillage abandonné sur le sable par un bernard-l'hermite qui aura trouvé meilleure refuge ailleurs.

Bien sûr qu'elle a compris, Callie. Ça se voit dans les yeux, sur le visage, dans la grimace, le regard qui toise de haut en bas.
Elle y réfléchit, parfois, aux raisons qui poussent les plus mauvais à venir vers elle et cracher leur venin. Elle y réfléchit, elle se demande quelles choses horribles elle a fait, dans une vie antérieure, dans une dizaine, peut-être, pour qu'on ressente aussi souvent de l'antipathie à son égard. Et donc ? Elle me met en contact, elle m'offre des opportunités, c'est vrai, mais c'est moi qui les décroche. Pas maman. Callie. Callie parce qu'elle travaille dur, Callie parce qu'elle a sacrifié sa vie pour ça,
l'enfance, l'adolescence, la jeunesse, les murs qu'elle aurait pu faire, les amis qu'elle aurait pu avoir, les cuites qui lui auraient brisé le crâne, le cœur.

Le type se croit intéressant, le type doit se sentir pousser des ailes, elle ne voit que ça.
C'est que ça doit apporter des sentiments inédits, la cruauté.

A son tour, Callie se détourne, les avant-bras qui viennent s'appuyer contre le buffet, les yeux qui ne lâchent pas l'étudiant et son air parfaitement innocent, comme s'il n'avait rien d'une peste, comme si la conversation était on ne peut plus normale.
Callie sourit un peu et hoche la tête, mais ça continue de tambouriner dans le ventre et dans la gorge. C'est marrant, quand même, que ce soit toujours les randoms qui se croient tout permis. Imposture. En attendant, maman ou pas, je suis quelqu'un. T'es qui, toi ?

Grimace à nouveau, yeux qui continuent de se lever et de s'abaisser.
Callie se redresse, arrange les boucles blondes et hausse les épaules. Quelle perte de temps. Ça fait quoi, du coup, de savoir que tu vas tomber dans l'oubli dès le moment où tu crèveras dans l'anonymat ?

Imposture. Callie écoute mais ça n'a aucun sens, ça ne rime à rien, sinon à accentuer les mots qui se heurtent dans son crâne, qui accrochent les entrailles, les tordent et les enroulent pour étouffer ce qu'il reste du cœur.
Callie écoute, mais décidément, elle a du mal à comprendre la virulence et le besoin intense de venir l'exposer sous ses yeux,
le besoin de creuser dans sa poitrine à mains nues pour aller chercher, derrière les remparts osseux, le cœur déjà amoché.
Il serait déçu, s'il savait qu'il ne peut pas vraiment blesser ce qui est déjà mort.  

La lassitude la prend, griffe le visage et fait détourner les yeux pour regarder ailleurs, l'estrade, la scène, les foules dispersées, les entremets sur le buffet, le plafond et les éclairages trop vifs. Fille à maman, sûrement pas fille à papa, Wisteria sans être Callie, maman sans être Callie, imposture . Et moi je suis Callisto. Il paraît. Je me souviendrai pas de ton prénom dans une semaine, mais tu n'oublieras jamais le mien.

Monsieur-je-sais-tout, comme les gamins de la cour de récréations que Callie n'a jamais connu. Monsieur-je-sait-tout, persuadé de la connaître, persuadé de savoir que son apparence est fausse, que le masque est persistant, qu'il n'y a pas de Callie, rien que Wisteria, rien que l'ombre de maman qui traîne toujours derrière, imposture . Pourquoi ça t'intéresse, de savoir qui je suis vraiment ?

Obsession malsaine de ceux que le venin consume si fort qu'il meurtrit les veines, meurtrit le coeur, le dissout, l'achève, le jette de la cage thoracique, parce qu'ils ne le méritent pas, de toute manière,
ce serait injuste qu'il en ait un alors qu'on a retiré à Callie le sien. Tu sais, c'est pas un totem d'immunité, la maman connue. Si la tienne l'était, par exemple, je suis certaine que tu serais pareil qu'aujourd'hui. Inexistant. Invisible. Pitoyable. C'est que ça doit pas aider tant que tu le penses, si mêmes les ratés restent des ratés ?

J'aime bien tes films , classique, comme pour se dédouaner, dire c'est pas personnel, c'est des faits, ce que je dis, regarde, j'aime bien tes films, pourquoi je te critiquerai, si c'est pas la vérité ? . Callisto grimace à nouveau, le nez qui remonte, les sourcils qui fendent la peau, le corps qui se décale pour éviter qu'il ne soit trop proche, que l'épaule ne la bouscule trop.
Classique. Venimeux. Bien sûr, que tu les aimes. C'est le paradoxe du jaloux.

Imposture. Callie s'éteint un peu, les épaules seules s'agitent pour répondre aux phrases écœurantes et absurdes de Riley.
Elle les écoute pourtant, elle enregistre chaque mot, chaque syllabe acerbe, chaque son meurtrier. Les phrases ricochent dans la tête sans possibilité d'en sortir, et quoiqu'elle sent déjà venir la migraine et les aigreurs, la nuit à venir et l'insomnie qui la prendra, le menton de Callie reste haut, l'échine bien droite et les yeux plantés dans les siens. Peut-être, mais les ratés ne réussissent pas. C'est bien pour ça qu'on les appelle les ratés.

Callie a toujours été un peu orgueilleuse, ça doit être de famille, maman l'est un peu aussi.
Maman, encore, toujours,
comme s'il n'y avait pas Callie sans Maman, pas Callie sans Wisteria.
imposture , et quoiqu'elle se répète qu'il a tord, que ce n'est pas que Maman, le succès, ce n'est pas que Maman, la réussite, les tapis rouges qu'elle foule, son visage sur les affiches, sur les façades des boutiques de cosmétiques, sur les couvertures des magazines,
imposture , Callie est un peu figée, la gorge nouée, les viscères en lambeaux, à l'envers, plus vraiment à leur place, mais l'ont-ils déjà été ?

Les fesses sur le sol, Callie ne les remarque même pas vraiment tout de suite. La douleur dans le bassin redonne au monde sa netteté habituelle, elle voit de nouveau les néons, le buffet, les escaliers de l'estrade, Riley et sa tête de con, son sourire de fouine qui donne des haut-le-cœurs à Callie, la sécurité qui se dirige vers elle, d'abord, puis l'attroupement de curieux, les visages inquiets, les yeux braqués sur elle.
Le sourire aux lèvres est léger, se veut rassurant, elle qui n'a pas vraiment pas mal aux articulations. On l'aide à se relever, elle remercie vaguement, un peu arrière, les doigts qui descendent la robe,
mais Callie, elle n'a qu'une envie, c'est mettre les voiles, prendre sa voiture, conduire ailleurs, loin d'ici, là où elle pourra aller noyer les mots qui continuent de rebondir contre les parois de son crâne.