Carlile House
Les premières lueurs de l’aube percent à travers la bruine dans un doux brouillard rosé, tristement grisé par les nuées d’échappement. Une bourrasque s’infiltre par le creux de la fenêtre délabrée, chargée des parfums automobiles et autres puanteurs de la ville – vie, contemporaine.
Depuis son arrivée, Anahí se surprend parfois à rêver aux ciels bleus et clairs des lointaines contrées isolées, aux puretés indigènes de la jungle ; nature exubérante qui s’étend jusqu’au bout des horizons.
L’air franc des montagnes chiliennes qui s’enfonce dans tes poumons. La brise qui t’effleure la peau, te caresse le visage. Prend de vertige. S’activant doucement, elle savoure les prémisses de cette journée. Ce moment suspendu ; quand les corps endormis consument leurs derniers instants de sommeil.
À ces heures hésitantes, entre le jour et la nuit, peu de gens oseraient mettre le pied dehors – peu la remarqueraient. Elle allait y franchir le seuil. Défier ce crachin subtropical pour s’aventurer à la découverte de cet endroit étrangement connu, dont elle avait tant entendu parler. Imaginé. Rêvé.
Imposante bâtisse qui se dresse à travers les siècles
Mère d’une époque de vanités et de vices
Gardienne des lieux mystères et secrets enfouis
La photographe aime capturer des visages qui la touchent, mais ses voyages et sa solitude ont forgé son goût – et talent, incontesté pour les vues inanimées. Lieux abandonnés, paysages déserts. Un silence où ses pensées et sa créativité vagabondent et fusent ; comme si elles pouvaient s’enfuir de sa tête, courir sur le sommet des horizons, et aller s’oublier dans l’interstice, dans les recoins d’ombre des murs délaissés. Libérer son esprit de ses asservissements.
Anahí enfile un bomber. Sombre, d’un air un peu militaire. Un col roulé pour se prévenir des bourrasques mordantes. Ses vieilles docs usées. Tenue discrète ; caractéristique de ses escapades interdites. L’aspect défendu de l’urbex est ce qui avait d’abord attiré sa curiosité vers les endroits abandonnés. Sacre du lieu paralysé dans un temps perdu ; violé pour en soutirer quelques clichés.
Ou peut-être étaient-ce juste les frissons du hors-la-loi. Aux mains de sa bicyclette usagée, elle arrive sur Richmond Road et déjà, la demeure s’élève ; grande et menaçante, splendeur déchue par le temps. Il n’y a pas un chat, seuls le vent et le froid pointent dans cette matinée d’hiver. Malgré sa couverture pluvieuse, le ciel est clair. Anahí espère pouvoir trouver la lumière derrière ces enceintes massives.
Elle décide de laisser son bolide près du Grey Lynn Park, nonchalamment entravé. Son piteux aspect forme un barrage antivol en lui-même. Elle remonte la rue et s’approche doucement. Épie les alentours : un silence d’hécatombe. Rejetant son appareil sur son dos, elle fait le tour de la résidence. S’ingénie. Une commissure légèrement affaissée apparaît accessible.
C’est ici ou nulle part. Et d’un élan décidé, elle se lance à l’assaut de la barricade.