You don't know me but i know you ✿ Naoki Fujitaka

Cette partie lui avait laissé un goût amer. Même s'il l'avait emporté, ce n'était que de justesse, son adversaire ayant parfaitement compris sa stratégie. Ce n'était pas simple de se familiariser avec un tout autre jeu quand on avait été habitué à jouer sur le même pendant des années. Déçu de sa performance, Naoki ne s'était pas attardé davantage dans le manga café. D'ordinaire, il aurait pris plaisir à prolonger ce moment, loin de l'appartement et des conversations gênantes qui s'y déroulaient. Il n'en pouvait plus d'entendre la voix de Jupiter résonner à travers les murs fins qui les séparaient, faisant presque trembler ceux-ci. Le casque anti bruit du japonais ne parvenait pas complètement à occulter les grands éclats de rire qui secouaient l'appartement tout entier et son propriétaire préférait encore se réfugier dans l'un des nombreux manga cafés que comportait la ville. Une fois à l'extérieur, Naoki remit aussitôt son casque sur ses oreilles avant de prendre la direction de l'appartement. Il traînait volontairement le pas pour retarder le moment d'en franchir le seuil. Mais à mesure qu'il progressait, ses pensées se tournèrent vers la partie qu'il venait de faire en ligne. Le japonais se repassa mentalement chacune de ses confrontations avec le joueur d'en face, ressassant inlassablement les choix stratégiques de ce dernier ainsi que les siens. Lentement mais sûrement, il entrevoyait les erreurs qu'il avait commises, réfléchissant à une solution pour les éviter lors de sa prochaine partie.

Arrivé au feu, Naoki s'arrêta plus par habitude qu'en ayant conscience de son environnement. Ce n'était pas la première fois qu'il empruntait ce chemin et avec les semaines, le japonais avait fini par retenir le trajet. Il fonctionnait de la même manière à Tokyo. A force d'emprunter le même itinéraire chaque jour passant, on finissait par ne plus réellement prêter attention aux feux de signalisation, le corps s'arrêtait de lui-même à l'intersection. Mais alors que le feu piéton passait au vert, seul Naoki ne bougea pas d'un iota. L'idée avait germé dans son esprit. Un mouvement plus audacieux que les autres. Un moyen de contrecarrer la défense de son adversaire sans risquer plus que nécessaire. Le japonais visualisa son action à plusieurs reprises et n'y tenant plus, fit soudain demi-tour sans prévenir. Il devait essayer cette combinaison avant de l'oublier, s'assurer que celle-ci était la bonne pour ce type de jeu. Remontant la foule en sens inverse, il tenta tant bien que de mal de se frayer un chemin parmi les regards mécontents ou surpris qu'on lui adressait... jusqu'à ce qu'il percute quelqu'un au milieu des piétons. Dans son élan, il en renversa l'inconnu. Naoki eut tout de même le réflexe de tendre le bras pour attraper l'autre par le poignet, lui évitant ainsi une mauvaise chute sur les fesses.

« Excusez-moi ! »

Dans la seconde, il abaissa son casque de sa main valide, reportant son attention sur l'inconnu qu'il retenait toujours par le poignet.

« Ça va ? Vous n'êtes pas blessé ? »

La surprise figea un instant ses traits. Il ne s'était pas attendu à croiser un autre japonais. Encore moins avec les cheveux verts lui aussi. Le tableau en était presque ridicule de coïncidences. Naoki cligna des yeux, réalisant qu'il dévisageait l'autre depuis de longues secondes, au risque de paraître impoli.

« Excusez-moi, j'ai été surpris. » ajouta-t-il maladroitement en lâchant le poignet de son interlocuteur après s'être assuré que ce dernier tenait sur ses jambes.

Sans savoir quoi ajouter de plus, le jeune homme salua l'inconnu d'un signe de la tête, sur le point de reprendre sa route.

Akarym. Un pseudonyme qu'il avait tant de fois entendu dans la bouche des autres. Son manager. Ses coéquipiers. Les journalistes. Et qu'il ne pensait plus jamais entendre de nouveau. Akarym. Un pseudonyme qui appartenait au passé. Et qui ressurgissait au moment où son ancien propriétaire s'y attendait le moins. Comme une ombre dont on ne pouvait complètement se débarrasser. Naoki se figea sur place. Son cœur se mit à battre plus vite, trop vite. Il aurait voulu se persuader d'avoir mal entendu. Il aurait voulu trouver le courage de se mettre à courir pour échapper à son interlocuteur, quel qu'il soit. Mais ses pieds demeuraient vissés au sol et il fut bien incapable de faire le moindre geste, contraint de laisser l'autre le rattraper. Lentement, le japonais se retourna pour faire face à... Il ne savait pas très bien à quoi exactement. Leurs regards se croisèrent brièvement, avant que le garçon ne baissa les yeux le premier. Naoki était trop choqué pour songer à le remercier mentalement. Dire qu'il lui offrait ces quelques secondes de répit pour lui permettre de se reprendre...

« Me remercier ?... »

Bêtement, il reprit les mots de son interlocuteur. N'importe qui se serait davantage inquiété de se savoir suivi à son insu mais le japonais n'était pas dans son état normal. Quand l'inconnu reprit le fil de ses explications, Naoki retrouva un peu de son calme. Les morceaux du puzzle s'assemblaient doucement dans son esprit. Quand il réalisa avoir affaire à l'un de ses fans, le japonais déglutit avec difficultés. Il n'avait jamais caressé l'idée d'apporter autant à ceux qui le suivaient. Pas avant que l'incident ne se produise...

« C'est... Ce n'est rien... Je ne pense pas mériter vos remerciements... » parvint-il à articuler, non sans mal.

Son attitude actuelle contrastait tellement avec celle qu'il avait eue au moment de bousculer le plus jeune par mégarde. D'ordinaire prévenant et poli, Naoki se faisait désormais fuyant et froid. Il n'aimait pas cela. La seule idée de paraître impoli vis-à-vis de son interlocuteur lui déplaisait. Ce n'était pas sa manière d'être. Ce n'était pas lui. Loin de l'apaiser, le sourire de l'inconnu lui creva le cœur. Incapable de soutenir plus longtemps le regard de son fan, le japonais détourna les yeux.

« Je ne suis pas un exemple à suivre. De plus, je n'utilise plus ce pseudonyme alors... pourriez-vous ne plus m'appeler ainsi ? »

Les mots avaient franchi ses lèvres plus rapidement qu'il ne l'avait pensé. Naoki avait parlé sans réfléchir, sans même penser qu'il venait d'ouvrir une porte en sous-entendant qu'il avait tout simplement changé d'identité virtuelle. Nerveux à l'idée que l'autre se saisisse de cette information, il s'empressa d'ajouter :

« Je... Je suis ravi que vous alliez bien... Faites attention à vous alors et... Veuillez m'excuser... mais je dois y aller... »

Pourvu que l'inconnu ne le retienne pas de nouveau. Parce que le japonais n'avait pas réellement de choses à faire aujourd'hui. Hormis remettre les pieds dans ce manga café. Ou peut-être pas. De crainte de croiser la route d'autres fans. Comment était-ce possible en plus ?! Qu'est-ce que l'autre faisait en Nouvelle Zélande ?!

Cet accent. Le japonais l'aurait reconnu entre milles. Celui de sa langue natale. Non, de son nom de famille crié dans sa langue natale. Naoki eut la sensation que cela faisait des années qu'il ne l'avait plus entendu de la sorte. S'il s'attendait à ce que ce soit de nouveau le cas sur le sol néo zélandais ? Pas le moins du monde ! Quand il se retourne en direction du plus jeune, sa surprise est semblable à celle qui avait étreint son être tout entier en entendant son ancien pseudonyme jaillir de la bouche d'un inconnu. Sauf que cette fois, aucun malaise ne se trahit sur son visage ou même dans ses yeux. Juste une surprise sincère. Et les mots qu'ajouta son interlocuteur à la suite de son nom lui font cligner des yeux avant de dessiner un sourire maladroit sur ses lèvres. Il se refusait encore ce droit au bonheur et on ne pouvait pas dire que la chance lui souriait depuis son arrivée en Nouvelle-Zélande. Devenir le colocataire de celui qui le critiquait sur les réseaux sociaux avait de quoi impacter son moral. Pour tenir bon, le japonais essayait de se convaincre que c'était là une manière d'expier ses erreurs du passé.

Ne voyant pas quoi ajouter à l'attention du plus jeune, Naoki reprit sa route. A force de faire des aller-retour entre l'appartement et ce cybercafé, il allait finir par en mémoriser le moindre pas. Cependant, cela ne suffisait pas pour ignorer la présence de son interlocuteur à proximité. Le japonais pouvaitt l'entendre marcher derrière lui. Plusieurs fois, l'idée de s'arrêter pour confronter l'autre et lui demander de cesser immédiatement de le suivre ainsi lui traverse l'esprit, sans qu'il ne trouve le courage de la mettre en pratique. Se faisant, il craignait de se montrer impoli envers son fan, lequel ne mérite certainement pas ça. Alors qu'il aperçut le cybercafé qu'il avait quitté plus tôt, Naoki laissa échapper un soupir de soulagement. Au moins, il serait tranquille à l'intérieur, de retour dans sa bulle. C'était sans compter sur les intentions du plus jeune.

« Je n'ai encore rien dit... » se permit-il d'émettre en japonais alors que les excuses précipitées de son interlocuteur lui parvienne.

L'autre avait parfaitement le droit de se rendre dans les mêmes lieux que lui. Ils ne pouvaient que blâmer ce mauvais timing.

« Ce n'est pas nécessaire, je vous assure... »

Un japonais. Aux cheveux verts. Et qui jouait en ligne. Les coïncidences s'accumulaient un peu trop pour lui paraître vraies.

« Ne me dites pas que cette couleur de cheveux... ? »

L'autre était fan au point de s'en teindre les cheveux ? En temps normal, le japonais se serait peut-être senti flatté de susciter autant de dévotion chez un parfait inconnu. Naoki ferma brièvement les yeux et soupira doucement avant de reporter son attention sur le plus jeune.

« Êtes-vous... ? » Il chercha ses mots. « Êtes-vous un  habitué des lieux ? »

Comme la question pouvait sonner de manière trop directe, il s'empressa d'ajouter :

« J'ai remarqué que le quartier possédait beaucoup de cybercafés mais comme je viens d'arriver, je ne les connais pas encore tous. »

La réaction de son interlocuteur parlait d'elle-même. Izumi de son petit nom, devint rapidement écarlate, de toutes évidences mal à l'aise devant l'insinuation interrogative que le japonais venait de laisser échapper. Bien que stupéfait d'apprendre que sa coloration capillaire en avait inspiré d'autres, Naoki fut presque désolé de susciter autant d'embarras chez le plus jeune. Cela faisait bien trop de coïncidences pour qu'il ne pose pas la question mais devant la gêne d'Izumi, il regretta aussitôt sa curiosité. Dans un sens, c'était même plutôt amusant comme découverte. Le japonais n'avait jamais choisi cette couleur dans ce but, doutant même qu'on aille jusqu'à reproduire le même phénomène pour lui ressembler. Son petit fan était visiblement parmi les plus assidus à le suivre et mine de rien, cette conclusion lui fit chaud au cœur.

« Le plus important c'est qu'elle vous- te convienne désormais. » se reprit-il de justesse en cours de phrase. « Je préfère savoir que tu as choisi de porter cette couleur de ton plein gré plutôt que d'essayer de ressembler à quelqu'un d'autre. »

Songeur, Naoki se passa une main dans ses cheveux. Même incapable d'en apercevoir la couleur, il savait pourtant quel spectacle renvoyait sa chevelure. A croire qu'ils avaient tous un souci d'ordre capillaire parmi leur colocation...

« Peut-être que je devrais arrêter de les teindre en fin de comptes... » souffla-t-il pour lui-même.

Après tout, cette teinte était associée à Akarym, qu'il n'était plus. S'il voulait enterrer ce passé une bonne fois pour toutes, sans doute devrait-il commencer par là. Syo méritait mieux. Quelque chose de neuf. A l'image de sa carrière naissante. Les explications d'Izumi ne tombèrent pas dans l'oreille d'un sourd. Tandis que ce dernier faisait l'éloge du cybercafé que le japonais venait de quitter, Naoki laissa son regard parcourir la façade puis l'intérieur de l'établissement. Vrai qu'il avait apprécié la qualité de ses parties entre ces murs. Le japonais était tenté de croire son interlocuteur sur parole quand il le lui affirmait. Quelle raison aurait-il de lui mentir après tout ?

La question le tira brusquement de ses pensées, lui faisant reporter son attention sur Izumi par la même occasion. Naoki hésitait. S'il lui révélait qu'il avait poursuivi sa carrière sous un autre pseudonyme, comment s'assurer que l'autre garderait le secret au lieu de répandre la nouvelle sur les réseaux sociaux ? Lui-même avait déjà eu toutes les peines du monde à obtenir de son nouvel employeur qu'aucun lien ne soit fait entre sa précédente carrière et la nouvelle. Ce n'était pas pour ruiner tous ses espoirs maintenant, simplement pour satisfaire la curiosité d'un fan, aussi adorable était-il.

« Oui mais je préfère rester discret désormais. »

Si l'autre avait effectivement suivi l'évolution de sa carrière et notamment sa fin brutale, il pourrait comprendre que le japonais ne souhaite pas annoncer son retour. Ni même que celui-ci se sache parmi la communauté. Heureusement, la proposition d'Izumi coupa court à une conversation dont la tournure risquait de devenir plus embarrassante encore. Naoki cligna des yeux, ne s'attendant pas à une telle invitation de la part du plus jeune. Il ne l'avait jamais fait pour aucun de ses fans dans ses souvenirs, son emploi du temps étant rigoureusement contrôlé par son manager.

« … Pourquoi pas. Mais il faudra que tu me dises à quoi tu joues en ce moment. » demanda-t-il avant de pousser la porte du cybercafé.

Est-ce que son interlocuteur était friand de jeux à la mode ? Ou préférait-il des versions moins connues ? Le japonais était curieux de connaître sa réponse, de plus en plus à l'aise à mesure qu'ils évoluaient à l'intérieur de l'établissement. Mais ce ne fut vraiment que lorsqu'il se retrouva dans l'écran, les doigts pianotant sur le clavier et le casque anti-bruit rivé sur les oreilles que Naoki se sentit vraiment dans son environnement. Bien qu'il ne puisse plus apercevoir son interlocuteur dès lors que chacun d'eux rejoignit son espace clos, ils ne tardèrent cependant pas à communiquer par micro.

« Tu veux prendre quel personnage ? » interrogea-t-il alors qu'ils sélectionnaient leurs avatars respectifs.

Izumi semblait avoir suivi sa carrière. Suffisamment en tout cas pour le reconnaître en pleine rue. Il devrait savoir quelle serait sa prédilection en terme de rôle. Sans se douter que le japonais s'entraînait à incarner d'autres personnages pour justement pallier à cette situation, même si cela n'empêchait pas qu'il demeurait meilleur en tant que tireur ou support.

« Ne te mets pas la pression Izumi. C'est simplement pour s'amuser. »

Facile à dire pour lui. Son pauvre interlocuteur devait s'agiter de plus belle à l'idée de jouer avec lui. Et cela se vit dans les quelques maladresses que le plus jeune commit en partie. Par chance, Naoki lui évita de mourir à chacune d'entre elles. Loin d'accabler son coéquipier de jeu, le japonais préféra commenter en temps réel ses actions, donnant volontiers quelques conseils à Izumi. Jamais il ne l'aurait admis devant ce dernier mais voir jouer un autre que lui permit également au japonais d'analyser de nouveaux mouvements, d'autres stratégies. Pas toujours payantes certes mais force était de reconnaître que certaines idées n'étaient pas mauvaises du tout.

« Pas mal du tout. » laissa-t-il même échapper en plein milieu d'une partie à la suite d'une victoire d'Izumi.